• JÉRÉMY LIRON / JULIEN ZERBONE


     

     

         Outre quelques traductions de poésies chinoises, le marquis d’Hervey-Saint-Denys laissa derrière lui un curieux ouvrage publié en 1867 sous le titre « les rêves et les moyens de les diriger ». Un livre qui, s’il ne s’était inséré dans les préoccupations d’écrivains avides de dérèglements raisonnés des sens tel que l’était André Breton, ne serait parvenu à venir jusqu’à nous. Cet « apprenti sorcier » y décrit comment, par d’ingénieuses manoeuvres, confondre le rêve à la réalité. Et l’on peut dire que faire métier de rêver le monde, d’en confondre les sujets, s’avère une aventure tentante. On pourrait tendre derrière une libellule une plume duveteuse et lancer dans le ciel cette chimère porteuse de légèreté comme, on s’en souvient, ces avions qui, l’été, trainent sur le bleu leurs messages publicitaires. Pourquoi pas ? A l’artiste de donner réalité à cette fantaisie, à lui d’incliner le réel vers ces pentes qui l’augmentent.

    L’art de Vincent Genco consiste en des gestes simples, de petits déplacements et mariages, qui fournissent des images ou des situations qu’on a du mal à dire. Sinon de décrire ce qu’elles mettent en scène : un ponton dont les lattes disjointes battent comme un clavier au rythme de la houle (Arpèges, ci-contre) et qui évoque avec un air bonhomme cette harpe éolienne qui inspirait les romantiques de Caspard David Friedrich à Henri Fantin-Latour et les rendait rêveurs. Une autre fois, ce sont des fontaines qui animent une flaque, comme un petit Versailles aux grandes eaux dérisoires nourrissant la boue qui les cerne (Après la pluie, p 7).

    Ou encore, des lumières qui, disposées dans les roues de camions arrêtés, veillent les chauffeurs endormis sur ces non-lieux tristes et poétiques que sont les aires autoroutières (Eclipse, p 7). A chaque fois, comme d’arracher les choses à leur ordinaire pour surprendre une inclinaison possible, révéler ce qu’elles portent en elles de fictions. Réaliser mieux qu’Hervey les combinaisons imaginées. Une autre fois encore, il s’agit de bâcher une fontaine publique faite d’un alignement de jets . Il en restera cette vidéo (Pompes funèbres, 2007), qui dure autant que l’artiste répond à la police municipale d’arguments improbables : Un langoureux mur de plastique noir aux mouvements de fantôme que couche parfois le vent et fait comme une danse. L’artiste aurait voulu bousculer le regard qui s’endort dans une myopie ordinaire. Moi, je ne peux m’empêcher de penser à cette remarque de Valéry : Mallarmé dit que la danseuse n’est pas une femme et qu’elle ne danse pas. Valéry le vérifie : « la plus libre, la plus souple, la plus voluptueuse des danses possible [lui] apparu sur un écran où l’on montrait de grandes Méduses : ce n’était point des femmes et elles ne dansaient pas ». On imagine assez bien l’apparence drôle et l’élégante poésie de ces ondulations faisant crête dans la confusion de la ville. Et c’est une constante dans le travail de Vincent Genco, cet air mal discernable, conjonction de poésie, d’idiotie, de naïveté et de malice. Toute poésie est-elle de ce mélange ? On se le demande parfois. De même, les détournements évoquent toujours plusieurs choses qui viennent ensemble grossir le tableau, lui donner sa polysémie. Chaque proposition vaut par la richesse du champ qu’elle déploie, par les mondes qu’elle croise, par cet aspect fluant. 

    L’élévation d’un tracé de parking (En attendant le printemps, p 8 ) fait de l’image un volume lequel vient faire pour la neige qui tombe comme un socle tandis qu’il entrave le véhicule garé qui semble alors en hivernage. On ne sait comment s’est initié l’histoire, ni ce qui demeure de ce petit coq-à-l’âne. On a du mal à dire ce qui fait tenir l’image durablement malgré sa légèreté, sinon cette indétermination qui suspend un moment les choses pour former une attirance confuse, esquisser une gravitation. C’est, je crois, dans ce trouble que la poésie se fait critique. Et critique, d’abord, du système d’énonciation qui la fonde. C’est ainsi que nous pouvons comprendre une pièce comme « tourner en rond pour tourner à droite » (ci-contre) ; silhouette anguleuse et blanche, dressée comme un paravent, qu’un regard plongeant nous révèle être l’élévation dans l’espace d’une flèche de rabattement. La signalétique familière prend des apparences énigmatiques et le discours pourra se prendre longtemps à butter sur cette forme et à tourner autour sans percevoir l’évidence simple qui est en jeu. Est-ce à dire que le discours n’épuise pas l’évidence ? Ou, plus encore, que le discours ne fait toujours que tourner autour du réel et sans jamais l’atteindre ? Ce mélange de vérité et de fantaisie au-delà du langage n’est-ce pas ce qui fait les rêves ? Et les rêves ne sont-ils pas la manière la plus riche d’aborder le monde ?

     

    Vincent Genco avait débuté par le mode narratif de la bande dessinée, là où l’imagination tourne follement en dehors des contraintes que la réalité matérielle impose. Il lui fallait passer de l’image littéraire à ces objets concrets pour donner corps et réalité à ces oxymores improbables où l’on passe à l’ombre d’un passage piéton (Marche à l’ombre, p 8), où la gravité s’affirme et se contredit aux branches d’un arbre (En attendant l’automne, ci-contre). A la manière de ces poésies surréalistes qu’engendrèrent Breton et Soupault au tout début du siècle dernier (pensons au poisson soluble de Breton), ces oeuvres donnent à voir la conjugaison sculpturale de deux contraires en « une sorte d’arc-en-ciel de formes », selon l’expression de Didier Semin. « L’arc-en-ciel, c’est un oxymore qu’on trouve dans la nature : le soleil et la pluie ne sont pas faits, en principe, pour coexister ». Alors, chez Genco, ces réalisations absurdes, improbables, mais flamboyantes dans leur fantaisiste enthousiasme : des arc-en-ciel ? D’obscures clartés ?

    Fallait-il s’attendre à ces monumentales peintures que l’artiste accroche aux quatre murs de l’Orangerie du Château de la Louvière comme Philipp Otto Runge rêvait d’accrocher ses heures, ou comme Botticelli étale ses saisons en une allégorie du monde? Une oeuvre se construit en regard du monde, par des circulations internes et aussi depuis l’histoire et les remuements de celui qui la porte. Aussi fallait-il à Genco retrouver ses démons d’auteur illustrateur pour les questionner depuis le monde de l’art. Seulement savoir peut-être si c’est possible, cette façon minutieuse, ces détails aplatis en des scènes sonores, dressés comme tapisseries. 

    En Autriche, au tout début du siècle, un architecte avait, dans une formule lapidaire, dit ce qu’il en était pour lui. Proche d’Otto Wagner dont il partage les vues, Adolf Loos prône l’utilisation juste des éléments de l’architecture « sans faux-semblant », condamnant l’ornement décoratif qui sévit dans les délires végétaux de la Sécession viennoise, dans l’Art nouveau, et dans le Deutscher Werkbund encore. Sa démonstration est fougueuse et porte les idées et façons de son temps. Il ose le raccourcit : l’ornement est un crime. C’est, pour lui, une survivance primitive sans plus de fondement (la pulsion d’ornement est, avec l’ordonnancement et la parure, une des six ou sept pulsions primaires dénombrés par le psychiatre et historien Hans Prinzhorn dans son ouvrage Bildnerei der Geisteskranken, en 1922), survivance de laquelle l’homme moderne doit parvenir à se défaire pour inventer son style propre, sobre et épuré, éloquent comme une belle idée. La sobriété, la rationnelle lisibilité des volumes, désenchantés de tout l’apparat superflu et dérisoire qu’on voulait leur plaquer dessus, allaient s’imposer bientôt comme le 

    vocabulaire d’une modernité naissante portée par des architectes pleins de rigueur et d’élan comme Le Corbusier, Richard Neutra ou encore Rudolf M. Schindler. Un siècle après le pamphlet d’Adolf Loos, fallait-il savoir où nous en étions ? Vincent Genco reprend la formule de l’intransigeant architecte pour titre de son exposition, lui donnant en la retournant un écho dostoïevskien. « Crime ou ornement », ce qu’essaie ici Genco est-il si condamnable ? Quelle alternative se dessine? Ils surprennent, pour sûr, ces six formats que l’artiste distribue au regard. Pareils aux sculptures dont j’ai parlé un peu, ils ouvrent comme une scène sur laquelle le monde « fictionne », s’extrapole. Semblables aussi en cela qu’ils ne semblent se donner à lire autrement que comme des jeux.

    « Jeux », comme on dit d’une mécanique dont les pièces ont quelques latitudes dans leur rôle. Ce qui est figuré, c’est un mouvement du réel en lui-même. Ainsi de ces deux crayonnés qui mettent en scènes une foule de chaussures extraites par détourage du contexte dans lequel on les observe (Chaussures aux pieds ou Chaussures sur boîtes à chaussures , p 14-16) pour devenir motifs d’un grand all-over. La scène a l’étrangeté des tableaux de Cueco qui accumulent les chiens en meutes, incline au recensement, au répertoire de formes (Cueco se dit lui-même enclin à la collection, collectionneur de collections). Des modèles bientôt se suggèrent d’eux-mêmes en une sorte d’engendrement biomorphique ; ce sont des portraits loufoques de chaussures qui se rêvent. Là encore cette vie des objets, personnification débridée, ce fétichisme, appellent l’imaginaire surréaliste, lequel a fait grand usage de chapeaux et de mannequins. Un troisième format (Perspective rabattue, p 18), peint celui-ci, et dans des couleurs vives, s’en prend au paysage, isolant de mêmes arbres et bâtiments en un curieux enchevêtrement de motifs. Chaque arbre, chaque architecture, flotte littéralement dans le tableau en des signes génériques, comme « baignant dans la lumière de leur absence d’explication », selon l’expression du cinéaste portugais Manoel de Oliveira. On pense là encore à un catalogue, une planche encyclopédique. Mais à observer plus longuement, quelque chose trouble encore : dans l’échelonnement des plans qui fait la perspective du proche au lointain, se joue comme un retournement. Les petits arbres cachent les grands, et les architectures ont des curieuses façons d’axonométrie retroussée. Sur la toile les choses se sont inversées en un monde improbable, une vision hallucinée. Et là encore : ce jeu de glissements dans les objets eux-mêmes. Si les bâtiments arborent le dessin stéréotypé de façades ocres coiffées de pentes rouges, les arbres semblent animés de confusion végétale, combinant la précision entomologiste du dessin au croisement facétieux des espèces. Ce sont palmiers aux feuilles de laitues, artichauts, choux, et même chevelures invitées, par affinité de formes sans doute, et qui font là encore une sorte de table botanique et capillaire. S’il vous arrive de passer voir au nord-est de la Sicile le musée régional de Messine, ville où naquît l’excellent Antonello, vous verrez certainement ce curieux tableau d’un anonyme flamand (fin XVème) étalant tout autour de la croix du supplice les symboles de la passion : des signes comme un rébus, pareillement flottant, presque ludiques. Face à la toile, c’est à ce tableau que je pense. Sur le quatrième format qu’il nous est permis d’observer (Gesticulations, p 20), combinés en un affreux tableau, c’est un déluge scientifique, le recensement exhaustif de toutes les apparences de l’eau sous la forme d’un schéma épouvantable comme seules savent en fournir les manuels scolaires. 

    La manière rappelle les fictions glauques de Monory, et l’ensemble fait une bataille étonnante, un récit mécanique comme en firent Man Ray ou Duchamp ou, mieux, Raymond Roussel. Curieux brassage, mais Lautréamont n’avait-il pas trouvé dans les ouvrages de science d’Isidore Ducasse matière à ses curieux collages littéraires? Enfin, l’ultime tableau laisse tout aussi interloqué (Panoramique, p 22). On dirait là, croisement de la miniature persane et d’une vue sophistiquée de Escher. Dans le tableau, figurée, une vue urbaine pliée comme un paravent. Le décor est minutieusement rendu dans des teintes irréelles, évoquant un peu le Douanier Rousseau ou les riches miniatures écoeurantes de détails, entre kitch et surréalisme. « Mignonneries », nous a confessé Genco, à propos de cette manière soignée et anecdotique, quelque peu condamnable. Chaque élément du tableau est ourlé comme une mignardise. Se dégage l’idée, jusqu’ici esquissée, que les tableaux de Genco jouent en lisière du bon goût. Le mignon, corollaire de l’ornement, est-ce crime aux yeux de l’art ? Avant qu’il lui arrive de mourir en mai 1695 à Paris, Pierre Mignard avait eu vie bien remplie et pleine d’honneurs, fréquentant un peu Le Brun, le décorateur officiel de Versailles, avant qu’une brouille les oppose ; il aura encore rencontré Poussin s’étant distingué à Rome en 1635 auprès du pape Urbain VIII (dont il fit le portrait) par sa manière imprégnée de Carrache et des baroques italiens. En 1657, Louis XIV le rappellera à la cour de France où il lui fit bonne place avant de le consacrer 1er peintre à la succession de Le Brun (1690), de l’anoblir et lui confier la direction successive des manufactures et de l’académie royale. Le peintre fut intime de Molière aussi, passant en Avignon un peu avant 1660, ami de Bossuet, Racine et Boileau, pour dire quelques noms sonores, et passa la fin de ses années à figer des comtesses, des duchesses et des demoiselles de cour dans des poses un peu mièvres, écoeurantes de détails, d’angelots, de suaves draperies et d’objets chargés comme sût l’être la peinture dans ce siècle. Comtesses, duchesses et demoiselles goutaient beaucoup sa façon excessive de soigner les détails partout avec égale importance. Elles accrochaient dans leurs salons et dans leurs chambres ces peintures gentilles où elles figuraient tenant un livre, drapées d’hermine et comme brodées de perles. On disait mignardises dans ces années là les choses mignonnes avec une nuance dérisoire. C’était seoir à merveille : Mignard peignait des mignardises et l’histoire reteint ça pour camper son homme. Peut-être, en effet, ce qui traverse les peintures de Vincent Genco, outre cette façon de transfigurer le monde en le tournant à sa fantaisie, c’est une manière laborieuse, préoccupée de détails, une criminelle mignardise.