• CYMOTHOA EXIGUA / OBSERVER / ÉCLIPSE / DÉSAFFECTION / PARASITE / (suite...)


     

     

     

     

    Ce qui est mobile de nos jours : Une feuille morte, du pollen, un nuage, les hommes. Au lieu de les laisser se mouvoir dans la plus sûre des harmonies, je tente quelques approches sans pour autant dissimuler mes doutes. Ce n’est pas gagné. Lorsque j’avance de quelques pas le gravier lui même change de trottoir tellement ma démarche lui parait imprévisible…

    Ce qui est fait : J’ai placardé des sols un peu partout pour pouvoir déverser par la suite des jambes. J’ai  mis aux jambes des chaussures pour qu’elles oublient complètement combien le contact peut être différent d’un sol à l’autre. Les jambes se suivent l’une, l’autre en une paire parce qu’elles appartiennent au même pantalon. Quand les jambes sont nues, cela leur importe peu. Elles se mélangent avec d’autres jambes nues, se perdent dans une foule avec des plus poilus et inter changent leur couleur de peau. Quand toutes les jambes doivent se regrouper dans leur pantalon, le hasard des combinaisons peut passer inaperçu. Pourtant quand une jambe a choisie une autre plus courte, effectivement cela boite.

    Puisque je trouve ce jeu mesquin, j’invente une loi pour instaurer l’indépendance de chaque paire de jambes, à commencer par les miennes.

    Si ma condition paraît régie par des règles inébranlables, je commence alors par refuser ces règles, à vérifier leur étendues, voir à les remplacer. C’est pour ces raisons là, qu’il peut m’arriver de mettre ma main au feu tout en m’endormant sur la pointe d’un couteau. Sortis indemne de ces petites expériences, je ne vois plus vraiment ce qui pourrait encore tenir compte de mon appartenance à l’espèce humaine, si ce n’est cette curieuse apparition dans le langage. Je ne crois plus détenir le bon profil, ni disposer des qualités requises.

    Vu de l'extérieur et sans vouloir heurter, il m’arrive d’afficher des airs venus de nulle part. Étant dans l'incapacité de traduire de manière satisfaisante les divers états qui me traversent, je décline alors une série de faciès. Qu’on choisisse à ma place la mimique adéquate, je serais curieux d’apprendre à quel moment il y a pu avoir du rire, dans quel autre des larmes.

    Si nous étions vraiment propriétaire de notre image et du visage qui va avec, ce dernier se serait depuis déjà bien longtemps retroussé vers l’intérieur.

    Je  n’ai que faire de mon allure. J’accepterais d’ailleurs bien volontiers d’être confondu au détour d'une rue avec un gigot, une jolie femme en tutu ou encore une pierre polie.

    Balafrés par l’inactivité, la simple vision d’une chaise provoque en moi la nausée. Je n’ose effectuer le moindre accroupissement ce qui rend mes dernières semaines extrêmement difficile à porter. J’étudie la question et ne sais évidemment pas très bien déterminer s’il s’agit là d’une allergie ou d’une grève. Curieusement, le sol me paraît être le dernier vestige avec lequel j’entretiens encore un contact régulier. Au vu d’un oisif comme moi, résister simplement debout occupe et pourrait s’annoncer comme une entreprise pleine de bravoure. Pour l’heure, ce sont deux grosses buches qui viennent remplacer ce qui me servait autrefois de mollets. Tout cela est bien contracté. C’est une pression qui vient du sol. Une pression telle, que le sol lui même parait doté d’un muscle. Il cherche à me ratatiner, cela est inévitable. De toute façon c’est ce qui est écrit : tu tomberas fatalement par terre.

    Idéalement, il me faudrait être un arbre et contenir l’explosif. Ensuqué par la sève, je repousserais la dépense jusqu’à l’instant ultime. Et après 1000 ans d’immobilité, j’exécuterais une danse.

    Je suis ailleurs et les moments que je passe à déambuler dans ces rues sont aveugles. Les verres que j’y ai renversés, les poteaux que j’ai heurtés, les paroles que j’ai maladroitement prononcées me servent alors de guide. Je m'efforce de réduire mes activités aux gestes les plus fondamentaux à ma survie. Je ne respire plus de façon automatique et dois engendrer le propre battement de mon cœur sous peine de mort. Il n’y a plus lieu d’entreprendre quoi que ce soit. Le corps me lâche. J’invoque de graves dangers en espérant qu’ils me ravivent. Il est bien étrange de se souhaiter de la difficulté et attendre une résolution de cela. La morsure d'un grizzli au pied serait pourtant salutaire.

    L’usure de mon corps a attiré l'attention d'hommes autour de moi. Ils circulent, me reluquent.  Je ne vaux rien. Malgré tout, même avec plus que de la peau sur les os, ils me jugent bien encombrant. Il faut dire qu'en plus de ma présence matérielle, je donne l’air (comme on fait une imitation) d’avoir des sentiments, un libre arbitre, ce genre de chose. Mais vous vous trompez messieux. Je ne détecte qu'un grand vide en moi avec quelques bourdonnements et sifflements liés à de rares courants d'air que j'exploite à outrance. Effectivement de ce point de vu là, je me sens beaucoup plus proche d’un vulgaire porte manteau que de la forme de vie la plus élémentaire.

    Il n’y a vraiment rien que je puisse habiter, mon corps lui même est un lieu à côté duquel je gis. Il se fond d’ailleurs si bien dans l'environnement que j'ai grande peine à l'en dissocier. J'aime caresser mon crâne sous la mousse d’un rocher et me gratter les fesses en creusant un trou en haut d’une montagne.

    Je scrute l’horizon, le balaye de droite à gauche : j’ai égaré ma nuque et mon dos.

    Combien de milliers d’années suis-je resté empêtrer dans cet amoncèlement chaotique de rapports ? Combien de temps à me confondre parmi les objets les plus triviaux ? Incapable de me saisir d’un corps propre, je prenais selon les humeurs le point de vue d’une table, d’une chaussette, d’une huître. En vérité absolument toutes choses pouvaient me servir d’organe.

    La découverte de mes capacités motrices m’a permis de rejeter un nombre conséquent d'objets auxquels je me croyais auparavant inextricablement liés. Je me décolle, avance un pied puis l’autre. Ce que je ne peux conserver avec moi devient le monde. Je passe devant comme on évite un tas de débris un peu encombrant dans un coin de rue.

    Je coupe la route, je n’ai plus besoin qu’elle prolonge mon organe digestif. Je sautille, n’attendant plus que le nuage et les fonds sous marins me lève et me couche. Enfin, je bois et pisse en continu : j’empêche l’aube et le crépuscule de négocier  l’ouverture/fermeture de ma vessie.

    Mais je ne suis pas encore tout à fait là. Je m’éparpille bien trop et dois me recomposer à tâtons.

    Ce corps entreprend de résoudre mes absences répétées à sa manière. Il se tâte un peu partout, m'invitant à remonter à la surface. Avec la  main, il redessine mes contours, rejetant une portion conséquente de matière. Il compte et recompte mes orifices jusqu’à ce que j’en retienne le nombre exact. Sur l’instant je me situe, curieuses façons de dresser une carte.

    Mon corps dresse d'étranges palpations dont l'agitation s'aligne sur des circuits que j'empreinte en rêve. Pour éveiller ma concentration, ma main gauche agite son doigt sur une pointe de cheveux.  Si je les ai à cette occasion trop courts, elle va les chercher sur la tête d'une femme ou d'une mère. Elle tournoie sereinement de façon à faire avancer une belle pointe -En moi une voix s’infléchie- des questions, des réponses qui s’enlacent. Ma main presse le bas de la mèche avec le pouce pour y faire rentrer l’extrémité. L'activité me stimule bien qu'après trois ou quatre reprises, je fais un noeud et éprouve le sentiment de m'être égaré. Le petit incident me bouscule brusquement à l'extérieur. Défaire un noeud s'effectue la plupart du temps en sacrifiant une partie de la mèche après quoi, il  faut reprendre tout à zéro. Je récolte les cheveux arrachés et les mords à la racine. Je m'énerve un instant puis replonge dans de nouvelles tergiversations.

    Je ne peux appréhender quoi que ce soit sans éviter un déversement inutile d’idées, qui à bien regarder, ne me semble pas avoir de rapport direct avec la situation. Le simple relâchement de la torsion d'une mèche de cheveux pourrait d'ailleurs fournir les matériaux à une brocante entière, tellement la gamme d’objets, qui à ce moment précis me traverse la tête, paraîtrait accessoire.

    Il me faut faire le vide afin d'éviter une introversion complète. Je m'en remets au sol et l'observe, me résignant à son contact inéducable. J’entends mon corps qui se tasse. Je mets le poids de mon crâne sur le poids du poumon sur le poids de la vessie. J'échelonne toutes ces parties les unes sur les autres refusant de me précipiter dans un tas. Je m'efforce d'arpenter les sols lisses, me détourne du moindre relief.

    Des objets s'amoncèlent autour de moi et s'organisent selon une loi dont j'ignore les termes. Derrière l'apparent désordre d'une plage de gravier se joue des rapports de poids précis. J'ai la sensation de marcher sur le milieu d'une planche dont l'équilibre n'est dû qu'à la répartition des forces aux extrémités. A chaque instant l'édifice manque de s'écrouler. Si j'heurte une pierre sans y prendre garde, je crains de faire pencher le monde. Puisqu'il m'est alors impossible de déterminer sa position initiale,  je développe de grandes théories. Par exemple, je cherche tout près un objet à côté duquel je puisse la repositionner. Je choisis  la face avec laquelle il me parait le plus juste de composer. J'agence les deux éléments ensemble de manière significative (par exemple en les alignant perpendiculairement, ou en les faisant se suivre parallèlement). J'en tire un soulagement.

    Les pierres supportent la gesticulation et le bruit et n'en tirent aucun préjugé. A l'origine elles ingurgitaient des masses impressionnantes d'aliments. Les animaux vouaient une fascination à leur inertie. Happés par cette stabilité envoûtante, ils venaient se déposer à leur pied, en offrande au ventre de la pierre. C'est avec une grande lenteur qu'elles assimilaient alors leur proie. Plutôt que d'évacuer l'énergie acquise en gesticulant inutilement, elles se laissaient traverser par les mouvements jusqu'à les transmettre en retour au premier venu. L'animal balayait alors l'espace jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus. La pierre ne comprenait pas un tel acharnement mais ne se mit pas pour autant à le juger. Que pourrait elle attendre d'une errance à travers le monde ? Elle se résignait à une position unique dans l'espace, attendant de ce dernier qu'il lui confère son caractère propre.

    Les pierres amoncelées à la surface des tas, se reposaient sur les forces qui se jouaient au dessous d'elles. Cette place qui leur avait été conférée les rendait inaptes à l'exercice. Cela accroissait davantage leur friabilité. Les pierres du dessous dilapidaient beaucoup d'énergie pour rester unies les unes aux autres. Cette tache les rendaient beaucoup moins offrant au premier venu. Ces dernières étaient nées hyperactives, inquiètes et solidaires ce qui à vrai dire, les braquaient un peu trop sur elles-mêmes.  À la surface, toutes les denrées recueillies étaient mutualisées, alimentant les pierres enfouies au plus profond du tas. Il arrivait parfois qu'une d'entre elles gise dans un trou d'air protecteur.  Par fourberie, elle imitait une tension vers le haut afin ne pas être repérée par ses semblables. Une telle paresse était démasquée en un millier d'années environs. Elle finissait en général entièrement broyée par le tas. Elle pouvait aussi être reniée par ses semblables, s’ils s’étaient entendus pour ne plus lui distribuer les apports nécessaires à la charge. Dans ces cas là, elle s'appauvrissait lentement.

    Je ne supporte pas qu'autre chose que les pieds et les bras puisse s'ériger en ce monde. J’entreprends d'aplatir le moindre relief. Pour cela je suspends un bras au dessus de chaque pierre. Autant de bras pour autant de pierre.  J’orne les bras d'outils. Pendant ce temps les pieds creusent les chemins.

    Lorsque je m'approche d'un de ces chantiers, le bruit sec des outils m’atteint. Ma langue  poursuit chaque impact par de petits claquements. Je m'en aperçois un peu tard. Je cherche le nombre exact qui a précédé, ce qui me pose problème. J'ajoute quelques claquements supplémentaires jusqu'à me convaincre d'obtenir un nombre pair. Puisque rien ne me permet de le déterminer, je ne compte que sur mon intuition. S'il s'avère que le nombre est impair, j’imagine de graves dangers s'abattant sur moi. Quelques minutes après,  je recommence car je ne peux m'empêcher de douter.

    La quantité d'énergie qui séjourne dans chacun de ces bras est abondante. Ils se mettent à tortiller en affichant des rotations musculaires inutiles. Une exhibition déplacée. L'efficacité de chaque coup célèbre le bras. Ils dilapident les pierres jusqu'à ce qu'ils soient parés de muscles. Les bras ne tirent aucun profit de l'opération. Ils n'oeuvrent jamais pour personne et n'affiche que leur performance. Les matières qui s'amoncèlent tout autour sont ramenées à l'état de poussière.  J’ordonne aux pieds détaler le tout  sur une surface plane.

    Je récompense chaque membre. Je confectionne des emballages dans lesquels je distribue bras et pied en nombre égale. Un lot qui attribut une propriété à chacun. Les bras  et les pieds se plaisent à gigoter deux à deux. Dès lors, les pieds érigent et les bras pendent.

    J'amène ma main droite vers les plis du bras gauche en me préparant à pincer. Elle prend l'intérieur du pli avec un seul doigt, elle le glisse en tentant d'y redessiner la courbure. Elle ne la retrouve pas. Elle tente d'y passer une seconde fois avec le pouce en abordant le pli sur l'autre versant. Elle le retrousse ainsi complètement. En répétant la petite opération je perds complètement la forme initiale. Cela me va. Je tente de faire évoluer les circuits de ce pli jusqu'à me perdre. J'efface le tout en passant la paume de ma main. Entre chaque tension, la détente met à jour de nouvelles compositions.

    Le vent entre et sort des sacs parce qu'il faut bien les aérer un peu. Les sacs se gonflent et se dégonflent ensemble. Ils ne perçoivent  pas de différences notoires entre les uns et les autres. Leur semblable : un groupe d'élément quantifiable.

    J'aligne ma respiration sur le contre temps. L'air s'engouffre difficilement dans ma gorge. Dans les moments de transition, je cherche ce point indéfinissable ou inspiration et expiration viennent se confondre. Une circulation à double sens, un courant d'air.

    Maintenant une étendue. J’avance à tâtons, j’inventorie le plat. Le plat dur, le plat mou, le plat humide. Je me cogne contre le plat dur, m'enfonce sous le plat mou, coule dans le plat humide. Je me maquille avec des yeux en espérant draguer l'horizon. Je perçois en l'oeil un ornement qui me va à merveille. Je passe mon temps à scruter cet oeil avec l'autre. Puisque je ne sais pas vraiment comment me mouvoir autrement qu'en me regardant, Je lisse les sols jusqu'à me voir dedans. Je me mets à bondir d'un reflet à l'autre. Il ne me donne à voir qu'un grand vide qu'il me faut faire transiter. Un vide qui déplace mes sourcils, mes chaussures, mon écharpe. Je sors mes cheveux pour leur faire prendre le soleil, j’expose mes dents car il faut qu'on sache que j’en suis pourvu.

    Je glisse sur les sols lisses. À la moindre parcelle d'espace, je visualise un signal clignotant pour me préserver d'un nombre incalculable d'incidents. Je synchronise la fréquence de chaque clignotement impartissant un temps à l'espace, un autre à soi. Il arrive que dans le vide je transporte une idée. Une jolie idée est appréciée dans l'espace public. Pour ne pas qu'elle s'écoule dans le temps, je l'agite de manière incessante.

    Je suis ailleurs et compulse. Je me vautre dans des logiques étroites, invoquant la formule qui ferait tenir ce monde par lui même durablement. Accompagné de gestes rituels, ce vocabulaire que je dégobille, cette grammaire dans laquelle je m’empêtre. J’use verbeusement de ma langue, la brandit à tout va. Quelques incantations autorisant l’accomplissement de désirs inavoués ou obstruant l’avènement de situations malencontreuses…

    Je m’exprime en crachant des dés par la bouche.

    Je me prémuni de tout contact physique avec mon environnement afin de ne pas encourager d’inutiles frictions. A ce point de jonction l’univers semble réagir systématiquement. Nous nous structurerons et déstructurons mutuellement.

    Pour compenser je gesticule jusqu'à n’en plus pouvoir. J’imbrique ces manies les unes dans les autres comme s’il me fallait conjurer un sort. En surrégime, j’intente une chorégraphie : j’enroule une mèche de cheveux d’une main, malaxe un bourrelet de l’autre, enjambe la première poussière venue puis claque de la langue pour excuser l’impact de la plante de mes pieds sur le sol, surface que je lisse par la même occasion, vérifiant, au détour d’un éventuel reflet, si tout concorde. Au quel cas, j’enroule et déroule mes paupières sur le rythme de ma respiration. Sans cela l’édifice s’écroule.

    Je m’épuise. La tension se relâche. J’observe ce monde qui mène sa vie, cette fois-ci indépendamment. Un rare moment d’accalmie. Je ne bouge plus, ne respire plus, afin de ne pas inquiéter son équilibre délicat. Je me détends, me délecte de cette séparation. J’appréhende mon corps cette fois-ci bien ordonnée et solitaire. Je me dis que les choses doivent être plus simple de l’autre côté. Mon petit manège me paraît alors absurde. L’alentour me semble tout a coup dépourvu de signification. Je m’exerce à le regarder sans cette valeur que j’y ajoute.

    Belle autocritique.